LE LIVRE DE KELLS de Sorj Chalandon - Éditions Grasset
- Béatrice Arvet
- 11 oct.
- 3 min de lecture
La fraternité, celle qui scelle à la vie à la mort, fait famille, protège, s'inscrit au cœur des romans de Sorj Chalandon. En son nom, il a noué des amitiés magnifiées parfois trahies, il a mené des combats qui n’étaient peut-être pas les siens, il a cherché un destin plus grand que lui. De mars 1970 à septembre 1973, avec cet art si affiné de mettre en scène des éléments autobiographiques, il restitue une époque, une jeunesse qui voulait changer le monde.

À 17 ans, fuyant un père violent, raciste, haineux et une mère effacée et soumise, le double romanesque de Sorj Chalandon quitte fièrement Lyon avec un sac en toile dans lequel il a glissé quelques trésors, un duvet, un carnet rouge, « La nausée » de Sartre et une carte postale envoyée d’Irlande par son seul ami, Jacques. Kells deviendra son pseudo, son
« nom de guerre » durant ses années de galère, qui commencent aux Saintes-Maries-de-la-Mer où il se fait « voler » par des gendarmes le peu d’argent donné en secret par sa mère. Retour à la case départ, planqué chez Jacques en attendant d’attaquer l’hiver parisien.
Même émancipé, à 17 ans, on est encore un enfant, mais on se croit adulte. Au début des années 70, la route faisait rêver, Katmandou en était le nirvana et en attendant le grand départ, on zonait dans les rues, les parcs, les escaliers ou les caves d’immeubles, avec quelques provisions glanées ou obtenues en faisant la manche. Kells se fait un devoir d’avoir toujours un franc pour les bains-douches du vendredi. C’est le moment dangereux où la misère, la solitude de la rue peuvent devenir une longue décadence mortifère. Ni marginal, ni paumé, ni cogneur, qui est-il donc durant cette parenthèse glaciale, aux fréquentations parfois malfaisantes, souvent trop prêt de la délinquance ou de la drogue ? Au seuil de sombrer totalement, les Maos de la gauche prolétarienne, organisation interdite bien que soutenue par Sartre (tiens, tiens !) lui offriront une planche de salut, une chambre à lui, une cause et cette fameuse fraternité à laquelle il aspirait tant.
Avec cette écriture sortie des tripes, Sorj Chalandon chemine fidèlement avec ce gamin qui joue les caïds, en tombant dans les pièges immanquablement tendus à un cœur candide. Il n’élude rien de la violence de l’époque, ni la castagne, ni les coups d’éclat, ni les moments de liesse, ni les débats contradictoires au sein du mouvement jusqu’à sa dissolution. Il reste loyal à ce temps de l’adulte en devenir, lequel trouvera sa vocation et une nouvelle famille, lors de la naissance du journal Libération. Une autre façon de continuer le combat, sans coups de poings, mais avec des mots et des dessins.
Béatrice Arvet
Article paru dans l'hebdo La Semaine du 25 septembre 2025
REPÈRES
Né à Tunis en 1952, Sorj Chalandon a été journaliste et grand reporter à Libération de 1974 à 2007. Il a reçu le prix Albert Londres en 1988 pour ses reportages sur l'Irlande et le procès Klaus Barbie. Il a également reçu de nombreux prix dont le Médicis pour " Une promesse " (Grasset, 2006), le Grand prix du Roman de l'Académie française pour " Retour à Killybegs (Grasset, 2011) et le Goncourt des lycéens pour " Le quatrième mur " (Grasset, 2013). Depuis 2009, il collabore au Canard Enchaîné.
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