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L’APPEL de Leila Guerriero - Éditions Rivages

  • Béatrice Arvet
  • il y a 2 jours
  • 3 min de lecture

Sur les 5000 séquestrés passés par l’ESMA, (École de mécanique de la Marine à Buenos Aires), à peine 200 ont survécu. Les autres ont été jetés du haut des « avions de la mort » dans le Rio de la Plata ou dans l’Atlantique. Silvia Labayru est l’une des rescapées. De mai 2021 à novembre 2022, Leila Guerriero l’a rencontrée ainsi que son entourage. Elle livre un portrait de 542 pages qui contient autant de nuances d’une vérité multiple. Un travail remarquable, prix du meilleur livre étranger.

 

L’histoire, si terrible soit-elle, tient en quelques lignes. En décembre 1976, Silvia Labayru, 20 ans, membre du groupe armé Montonero, enceinte de 5 mois, est kidnappée par les militaires au pouvoir et emmenée dans les geôles de l’ESMA où elle est torturée dans la salle même où elle accouchera en avril 1977. Par la suite, elle devient « le butin de guerre » de l’un des commandants, régulièrement violée et contrainte de collaborer. Relâchée miraculeusement en juillet 1978, elle s’installe à Madrid où les exilés argentins la rejette en l’accusant de trahison.

 

UNE QUÊTE TÊTUE DE VÉRITÉ


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La méthode de Leila Guerriero est singulière. Pendant 18 mois, le temps exact de la détention de Silvia, elle l’a côtoyée plusieurs fois par semaine, lui a fait raconter son parcours sous différents angles, l’a observée dans sa vie actuelle, a rencontré ses enfants, ses amis, ses compagnons de lutte, l’a accompagnée lors d’événements commémoratifs ou culturels. À la recherche d’une vérité diluée dans le temps, les différentes versions, les mémoires revisitées, elle assiège son sujet jusqu’à en extraire les subtilités, les contradictions, afin que chaque facette puisse être apparente et que jaillisse une substance humaine rarement mise à jour.

 

QU’A-T-ELLE FAIT POUR RESTER EN VIE ?

 

Silvia Labayru a-t-elle trahi ? A-t-elle été victime du syndrome de Stockholm (sujet brulant qu’elle récuse) ? Aurait-elle pu s’opposer aux viols ? Pour quelle raison était-elle parfois autorisée à sortir et ne s’est-elle pas enfuie ? Comment expliquer que son bébé ait été remis à sa famille, ce qui se produisait rarement ? Pourquoi était-elle mêlée à l’enlèvement des mères de la place de mai ? Nul doute que sa beauté, sa blondeur correspondant aux critères des militaires, sa docilité feinte, son père pilote dans l’armée, clairement anti Montonero, recevant un certain « appel » le 14 mars 1977, ont joué dans la décision de la rééduquer et de lui laisser la vie sauve. Leila Guerriero creuse, recoupe, lève les incohérences, tente indéfiniment de retracer le destin d’une personnalité étonnante, autant que de mettre à jour une partie de l’histoire nationale.

 

AU-DELÀ DES FAITS

 

La quête de Leila Guerriero englobe de nombreux thèmes, la manière dont chacun tente de survivre, la responsabilité d’une maternité lorsqu’on milite, la perception du héros « immaculé » (celui qui meurt) par rapport au survivant (devenu traitre et non victime), les viols acceptés par instinct de conservation, la reconstruction. Elle fait le portrait d’une femme libre, assumant son passé sans en faire un étendard, fragile également, qui a su mettre derrière elle le traumatisme, se faire une vie (presque) normale en dépit de rebondissements dignes de romans. À noter, en 2014, Silvia Labayru a été l’une des trois femmes ayant intenté un procès contre les commandants de l’ESMA pour violences sexuelles.

 

Il y a à la fois un côté libérateur à cette démarche et un côté étouffant, qui non seulement enferme dans le sous-sol de l’école de mécanique, mais également dans la relation qui se joue entre ces deux femmes, une joute amicale, qui piège le lecteur, impuissant à se détacher du livre.

 

                                                                                                                      Béatrice Arvet

 

 

 

 
 
 

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