DEUX INNOCENTS d'Alice Ferney - Éditions Actes Sud
- Béatrice Arvet
- 20 mai 2023
- 3 min de lecture
« L’innocence peut-elle être coupable ? » Alice Ferney tourne cette question dans tous les sens jusqu’à en extirper la moindre représentation. Un roman haletant qui suit pas à pas, la chute d’une femme prise dans un engrenage implacable.

Claire Bodin enseigne à mi-temps dans un établissement pour jeunes ayant un handicap. Son travail consiste surtout à essayer de leur donner une forme d’autonomie pour aborder un monde où ils n’ont guère leur place. Elle est dévouée, joyeuse, enthousiaste, ingérable diront certains, rassurante malgré son manque de confiance chronique et persuadée que sa méthode, faîte de bienveillance affectueuse, porte ses fruits, puisque ses élèves progressent et les parents l’en remercient. Lorsqu’un petit nouveau, plus sensible que les autres, réclame régulièrement d’être pris dans les bras, elle s’y plie volontiers. Malgré une animosité réciproque avec la nouvelle directrice, elle n’imagine pas que l’on puisse l’attaquer et néglige les indices qui auraient dû l’avertir. Évidemment, quand elle reçoit une plainte pour « étreintes inappropriées », le ciel lui tombe sur la tête. Embarquée dans une épreuve morale, affective et judiciaire, Claire va perdre tous ses repères, alors même qu’elle n’a jamais eu l’impression de faire quelque chose de mal.
De la stupeur à l’effondrement, Alice Ferney déconstruit, jusqu’à la dépouiller de toutes ses certitudes, le système de valeur de cette femme, convaincue de ses « bonnes intentions ». En déclinant les multiples définitions de l’innocence, elle leur oppose autant d’ambiguïtés, de faux-semblants, de contre-sens que de possibilités d’être coupable au regard de la souffrance des autres. Car ce sont bien les jugements à priori, faussés par l’amour, l’indulgence ou au contraire, par l’animosité, la jalousie, la culpabilité, qui influencent l’appréciation d’un conflit.
L’auteur de « L’intimité » aborde méticuleusement les innombrables échos d’une accusation infondée sur une personne sûre d’avoir bien agi. Comment y répondre, comment prouver que l’on est irréprochable, quelle attitude adoptée quand l’émotion l’emporte sur la raison ? Où se trouve la vérité ? Est-elle la même sous l’angle des sentiments ou de la justice ?
Alice Ferney a puisé dans des faits divers la matière de ce livre qui scanne chaque pixel du couple innocence/culpabilité. Vient également la question du rapport parents / professeurs et celle d’un enseignement, dénué de tout affect, alors même que l’intérêt naît souvent d’une connivence particulière. Dans cette tentative de démêler l’infinie complexité d’une accusation sans preuves et ses conséquences, Alice Ferney ne laisse aucune interrogation de côté, suit toutes les pistes, faisant passer un sale quart d’heure à la notion de malveillance. De la salle de classe au tribunal, en passant par la violence de l’instruction à charge, sont restitués ici les différentes versions d’une problématique largement influencée par l’air du temps.
Mené à un train d’enfer par une écriture alerte, précise et juste, ce « grand roman du déni de tendresse » comme le qualifie son éditeur, piège inéluctablement le lecteur.
Béatrice Arvet
Article paru dans l'hebdo La Semaine du 13 avril 2023
REPÈRES
Née en 1961, Alice Ferney a d’abord été maître de conférence à l’université d’Orléans, spécialisée dans la microéconomie. Elle commence à écrire en 1987. « L’élégance des veuves » a été adapté au cinéma par Tran Anh Hung sous le titre « Éternité ». Elle a reçu le prix Historia du roman historique pour « Les Bourgeois ».
DERNIERS OUVRAGES PARUS
L’Intimité – Actes Sud, 2020
Les Bourgeois – Actes Sud, 2017
Le Règne du vivant – Actes Sud, 2014




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