L'ANOMALIE de Hervé Le Tellier - Éditions Gallimard

Membre de l’OuLiPo, familier des formats atypiques, Hervé Le Tellier convoque dans ce texte particulièrement inventif, le romanesque, le polar, l’espionnage, la philosophie, les mathématiques, un brin de surnaturel et une bonne dose d’humour. Une performance impressionnante récompensée par le prix Goncourt.

Un tueur à gages aux identités multiples, un écrivain au succès confidentiel, une monteuse de films, un architecte vieillissant amoureux, une femme de militaire et sa fille, une star du rap nigériane, une juriste aux dents longues… Comme autant de petites nouvelles, une dizaine de personnages nous sont présenté dans leur intimité, avec leur passé et leur contexte professionnel, sentimental ou familial. Chaque chapitre se conclut sur l’étrange arrestation de ces individus bien peu enclins à être en délicatesse avec la loi, excepté bien sûr le meurtrier. Leur point commun ? Avoir traversé le 10 mars 2021 un orage de grêle d’une puissance totalement inédite sur le vol Air France 006 reliant Paris à New York. Seulement voilà, le 24 juin 2021, apparaît « L’anomalie ».

Hervé le Tellier ne facilite pas la tâche du critique avec une intrigue difficile à dévoiler sans léser le lecteur. Nous nous contenterons de dire que le protocole 42, élaboré par deux jeunes geeks probabilistes après les attentats du 11 septembre, va être activé. Celui-ci est censé couvrir toutes les éventualités concernant la défense, y compris le cas, quasiment impossible, où une pièce jouée à pile ou face tomberait sur la tranche.

En provoquant une circonstance hautement improbable, Hervé Le Tellier se donne l’occasion d’une réflexion sur le double, celui que l’on fantasme parfois et qui serait nous en mieux ou en moins bien. Notre existence est-elle réelle ? Pourrait-elle être le résultat d’un programme informatique ? Sommes-nous simulés ? Contrefaits par des êtres d’un monde parallèle hyper technologique ? Beaucoup de gens se sont un jour posé cette question. Et comment réagirait-on si l’on avait l’opportunité, avec le recul de quelques mois, de poser un regard différent sur soi, d’éviter des erreurs ou d’appréhender des catastrophes, de se positionner par rapport à un autre moi ? Aurait-on envie de partager avec lui ou de l’éliminer, de réparer le passé, de répartir les échecs et les réussites ? L’auteur de « Assez parlé d’amour » suit une multitude de pistes afin de rendre son hypothèse crédible. Il en appelle à la science, à la philosophie, à la religion, à la technologie pour illustrer les interrogations existentielles de personnages plongés dans une situation extraordinaire.

Conjuguant suspens, érudition, mise en abyme par le biais d’un double écrivain, un sens dramatique allié à une dérision toujours présente, Hervé Le Tellier porte un regard lucide sur nos sociétés. Il se sort si brillamment de son hypothèse casse-cou, que le lecteur adhère, malgré quelques réticences au départ, à ce roman particulièrement créatif, somme de références, de registres et peut-être également de ses expérimentations précédentes.

Béatrice Arvet

Article paru dans l'hebdo La Semaine du 5 novembre 2020 - www.lasemaine.fr